Lorsque j’étais guide volontaire au Musée National de Kuala Lumpur, je me souviens d’être restée fascinée devant la grande maquette d’un ancêtre des phinisi. Ce bateau traditionnel incarnait à lui seul l’âme maritime de l’Indonésie. Ce que cette maquette ne montrait pas, mais que j’ai découvert plus tard, c’est à quel point ces bateaux sont au cœur de l’histoire et de l’identité de l’Indonésie. Cette réplique symbolisait les routes de commerce et de migration qui reliaient l’Inde à l’archipel indo-malay dès le XIIe siècle.
Mais c’est bien plus tard, lors de ma première visite à Bira, que j’ai ressenti toute la magie de ces voiliers. Je revois encore cette plage, immense, où des phinisi en bois, gigantesques, prenaient forme sous les mains expertes des artisans locaux. Ces bateaux semblaient presque vivants. Le bois, chaque pièce unique et non reproductible, portait en lui une histoire. C’était fascinant de penser que tout, absolument tout, était dans la tête des constructeurs, transmis de père en fils depuis des générations.
François décrit les phinisi avec des mots simples mais puissants : “Extraordinaires, ces bateaux vivent. Ils te renvoient à l’histoire et te font rêver, ” Ces mots résonnent encore lorsque je repense à cette scène, à ces hommes, à ce savoir-faire fantastique.
L’Indianisation et l’âge d’or des royaumes hindous
Ces phinisi, ou plutôt leurs ancêtres, jouaient déjà un rôle majeur dans l’histoire maritime de l’archipel. Dès le VIIIe siècle, les bas-reliefs du temple de Borobudur à Java central révèlent leur importance : on y voit des voiliers à la voile tanjak, typiques de l’ouest de l’archipel, témoins silencieux des premiers échanges commerciaux et culturels.
Sous les royaumes hindous comme Srivijaya et Majapahit, ces bateaux étaient bien plus que des moyens de transport. Ils naviguaient pour porter des marchandises, mais aussi des idées, des religions et des cultures, contribuant à l’hindouisation de l’archipel. Le bois dont ils étaient faits, souvent béni avant la construction, semblait habité par une énergie ancestrale.
Sous le royaume de Majapahit, les phinisi et leurs prédécesseurs prirent une place encore plus centrale, reliant des territoires éloignés, consolidant un empire qui s’étendait jusqu’aux Philippines et à la Malaisie actuelle. Ces bateaux étaient des ponts flottants entre les civilisations, porteurs de soie, d’épices et de récits venus d’ailleurs.
La Route des Épices : L’épopée maritime des Bugis
Dès le XIIe siècle, les Bugis se démarquaient par leur maîtrise des mers. Le royaume Bugis, établi dans le sud-ouest de Sulawesi, prospérait grâce à leur expertise en navigation. Ce peuple austronésien, aux traditions riches, avait une carrure robuste et un esprit indomptable. Ils étaient non seulement d’excellents navigateurs, mais aussi de redoutables guerriers et des commerçants visionnaires.
Leur arme secrète : le phinisi. Dès le XVe siècle, ces voiliers étaient conçus pour affronter les vents capricieux et les courants puissants des mers de l’archipel. Le phinisi devint une extension naturelle de leur savoir-faire maritime, un outil qui incarnait leur ingéniosité et leur résilience.
Les Bugis étaient des “fierce warriors” mais surtout des marins légendaires. Leur réputation les précédait, et leur outil principal, le phinisi, incarnait leur génie maritime. Ces bateaux les menaient sur des routes périlleuses, acheminant des trésors comme le clou de girofle ou la muscade vers les ports les plus lointains.

La construction des phinisi : Un art ancestral
François aime raconter l’histoire d’Haji Puga Wahab, le constructeur du Jakare, un homme dont les mains semblaient lire le bois. Chaque phinisi qu’il construisait était unique, à l’image de l’arbre choisi pour la quille. “Pas de plan,” dit François, émerveillé. “Tout est dans la tête, transmis de père en fils.”
À Tanah Beru, les chantiers navals continuent de vibrer au son des outils traditionnels. Sur le sable des plages, les artisans Konjo façonnent ces bateaux selon des techniques vieilles de plusieurs siècles.
Chaque étape de la construction est un mélange d’art et de spiritualité. Avant même de commencer, l’arbre destiné à devenir la quille est soigneusement choisi. Il doit être parfait, robuste, et souvent, des rituels sont organisés pour demander la bénédiction des esprits. Les pièces de bois sont ajustées avec une précision telle qu’elles s’emboîtent naturellement, sans vis ni clous, mais qu’avec des chevilles reliant chaque pièce de bois avec une solidité et une élégance incomparables.
Lorsque je me tiens sur la plage, entourée de ces immenses phinisi en construction, je ressens toute la profondeur de ce savoir-faire. Chaque bateau porte en lui une histoire, une âme.
Les Phinisi aujourd’hui : Un patrimoine vivant
Depuis 2017, l’UNESCO a reconnu les phinisi comme Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité. Cette reconnaissance est une célébration de ce que ces bateaux représentent : un pont entre le passé et le présent, un témoignage de la résilience des cultures maritimes indonésiennes.
Nos bateaux, le Jakare et le Jinggo Janggo, sont nés de cette tradition. Lorsque vous embarquez à bord, vous ne montez pas seulement sur un voilier. Vous embarquez pour un voyage à travers le temps. Vous ressentez la chaleur du bois sous vos pieds, le souffle du vent dans les voiles, et la magie d’un savoir-faire transmis depuis des générations. C’est une immersion dans l’histoire vivante de l’Indonésie.
François résume cela mieux que quiconque : “Chaque phinisi est unique. Ils te font rêver, et quand tu montes à bord, tu ‘ es connecté à quelque chose de bien plus grand.”
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